Papa hocha la tête. « Alors vaut mieux que j’me mette à l’ouvrage. La fille, j’peux m’en occuper. Vous autres, les femmes, vous allez trouver ce qu’on va faire de ce p’tit moricaud, j’espère.
— Ah oui, tu crois ça, hein ? fit maman.
— Moi, j’connais que j’trouverais pas ; vous autres, ça sera mieux.
— Bon, eh ben, j’dirai p’t-être aux genses que ce bébé, c’est l’mien. »
Papa ne se mit pas en colère. Il sourit, c’est tout, et dit : « L’monde croira pas ça, même si tu baignes ce drôle dans la crème trois fois par jour. »
Il sortit et entraîna Po Doggly pour qu’il lui donne la main à creuser une tombe.
« L’faire passer pour un bébé né par icitte, c’est pas une si mauvaise idée, dit maman. La famille noire qui vit plus bas dans les marais… tu t’rappelles, deux ans passés, quand un propriétaire d’esclaves a essayé d’prouver qu’elle lui appartenait ? C’est quoi leur nom, Peggy ? »
Peggy les connaissait beaucoup mieux que n’importe quel autre Blanc de Hatrack River ; elle les surveillait comme elle le faisait pour tout le monde, connaissait tous leurs enfants et leurs noms respectifs.
« Ils ont pris l’nom de Berry, dit-elle. Comme chez les nobles, ils gardent ce nom de famille quel que soit l’métier qu’ils font les uns et les autres.
— Pourquoi on le f’rait pas passer pour un bébé à eux ?
— Ils sont pauvres, maman, dit Peggy. Ils peuvent pas nourrir une bouche en supplément.
— Pour ça, on pourrait les aider, dit maman. On a plusse qu’il nous faut.
— Réfléchis une seconde, maman. De quoi ça aurait l’air ? Tout d’un coup, v’là que les Berry se r’trouvent avec un bébé plus clair – suffit de l’regarder pour voir qu’il est à moitié blanc. Et Horace Guester qui s’met à leur apporter des présents. »
La figure de maman rougit. « Qu’esse tu connais d’ces affaires-là ? demanda-t-elle.
— Oh, pour l’amour du ciel, maman, j’suis une torche. Et tu sais bien qu’les gens s’mettraient à parler, tu l’sais bien, ça. »
Maman regarda la jeune Noire allongée. « Tu nous a mis dans un drôle de pétrin, fillette. »
Le bébé commença de s’agiter.
Maman se leva et gagna la fenêtre, comme si elle pouvait voir dans la nuit et trouver une réponse écrite dans le ciel. Puis, brusquement, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
« Maman, dit Peggy.
— Y a plus d’une façon d’plumer une oie », fit maman.
Peggy comprit à quoi elle songeait. Si on ne pouvait pas emmener le bébé chez les Berry, on pouvait peut-être le garder ici, à l’auberge, et dire qu’on s’en occupait à leur place parce qu’ils étaient pauvres. Tant que la famille Berry marcherait dans l’histoire, personne ne s’étonnerait de l’apparition soudaine chez les Guester d’un bébé à moitié noir. Et personne ne le prendrait pour le bâtard d’Horace, surtout si c’était sa femme qui l’amenait chez eux.
« Dis donc, tu t’rends compte de ce que tu leur demandes ? fit Peggy. Tout l’monde va s’dire que quelqu’un d’autre a labouré avec la génisse de m’sieur Berry. »
Maman parut tellement surprise que Peggy faillit éclater de rire. « J’croyais pas qu’les Noirs se souciaient d’ce genre d’affaires », dit-elle.
Peggy secoua la tête. « Maman, y a pas meilleurs chrétiens dans tout Hatrack River. Faut ça, pour continuer à pardonner la façon dont les Blancs les traitent, eux et leurs enfants. »
Maman referma la porte sans sortir et s’y adossa. « On les traite comment, leurs enfants ? »
La question était pertinente, Peggy le reconnut, et maman y avait pensé juste à temps. C’était bien joli, en voyant gigoter ce petit bébé noir décharné, de déclarer : « Je vais m’occuper de cet enfant et lui sauver la vie. » Encore fallait-il réfléchir à ce qu’il deviendrait lorsqu’il aurait cinq, sept, dix et dix-sept ans, qu’il serait un jeune mâle vivant dans la maison.
« J’crois pas qu’tu doives te faire du tracas pour ça, dit ’tite Peggy, beaucoup moins qu’pour la façon dont toi, tu comptes traiter ce drôle. Est-ce que tu comptes l’élever pour en faire ton domestique, un enfant de basse naissance dans ta grande et belle maison ? Si c’est ça, alors cette fille est morte pour rien, elle aurait aussi bien pu le laisser vendre dans l’Sud.
— J’ai jamais eu envie d’esclaves, fit maman. Va pas dire le contraire.
— Bon, et alors ? Est-ce que tu vas l’traiter comme ton propre fils, le défendre contre tout l’monde, comme tu l’ferais si t’avais porté un fils à toi ? »
Peggy observait maman qui réfléchissait ; elle vit soudain toutes sortes de nouvelles routes s’ouvrir dans sa flamme de vie. Un fils… voilà ce que serait ce gamin à moitié blanc. Et si les gens du pays le regardaient d’un mauvais œil parce qu’il n’était pas tout à fait de la bonne couleur, ils auraient affaire à Margaret Guester, oh oui, ils passeraient un sale quart d’heure, l’enfer cesserait de les épouvanter après ce qu’elle leur ferait subir.
Jamais maman n’avait montré pareille détermination, aussi forte et inébranlable, depuis toutes ces années où Peggy regardait dans son cœur. Il arrivait parfois que l’avenir entier d’une personne change sous ses yeux, et c’était le cas aujourd’hui. Tous ses chemins d’avenir s’étaient jusqu’ici plus ou moins ressemblés ; maman n’avait pas eu de choix à faire susceptibles de modifier sa vie.
Mais voilà que cette jeune mourante opérait chez elle une transformation. Des centaines de nouveaux chemins s’ouvraient désormais et sur chacun d’eux se tenait un petit garçon qui avait besoin d’elle, ce que n’avait jamais éprouvé sa fille. Agressé par les étrangers, cruellement malmené par les garçons du village, il viendrait sans cesse vers elle pour qu’elle le protège, l’éduque, l’endurcisse ; Peggy n’avait jamais agi ainsi.
C’est pour ça que je t’ai déçue, hein, maman ? Parce que j’en savais trop, trop jeune. Tu voulais que je vienne te trouver, confuse, des questions plein la bouche. Mais je n’avais jamais de questions à te poser, maman, parce que je savais déjà depuis l’enfance. Je savais ce qu’il en était d’être une femme par les souvenirs que tu conservais dans ta mémoire. Je connaissais l’amour dans le mariage sans que tu m’en parles. Je n’ai jamais passé de nuit à pleurer, pressée sur ton épaule, parce qu’un garçon qui me plaisait refusait de me regarder ; aucun garçon du pays ne m’a jamais plu. Je n’ai jamais fait ce que tu aurais aimé voir faire ta petite fille, parce que j’avais un talent de torche, que je savais tout et n’avais pas besoin de ce que tu voulais me donner.
Mais ce gamin à demi noir, il aura besoin de toi quel que soit son talent. Je vois sur tous ces chemins que si tu le gardes, si tu l’élèves, il sera davantage ton fils que je n’aurai été ta fille, bien que ton sang entre pour moitié dans le mien.
« Ma fille, dit maman, si j’passe c’te porte, ce sera-t-y bon pour le p’tit ? Et pis pour nous autres, de même ?
— Tu m’demandes de Voir pour toi, maman ?
— Oui, ’tite Peggy, et j’te l’avais encore jamais demandé, jamais pour moi-même.
— Alors je m’en vais te l’dire. » Peggy n’avait guère besoin de regarder loin sur les chemins de la vie de maman pour voir toute la joie que lui apporterait le gamin. « Si tu l’gardes et si tu l’traites comme ton propre fils, tu l’regretteras jamais.
— Et papa ? Il le traitera bien ?
— Tu connais donc pas ton mari ? » demanda Peggy.
Maman fit un pas vers elle, la main crispée ; elle ne l’avait pourtant encore jamais levée sur sa fille. « Pas d’insolences avec moi, dit-elle.
— Je parle comme lorsque je Vois, dit Peggy. C’est à la torche que tu t’adresses, c’est la torche qui t’répond.
— Alors dis c’que t’as à dire.
— Facile. Si tu connais pas comment ton mari traitera le gamin, c’est que tu l’connais pas du tout.
— Alors p’t-être que je l’connais pas, fit maman. P’t-être que je l’connais pas du tout. Ou p’t-être que si, et je veux que tu m’dises si j’ai raison.
— T’as raison, dit Peggy. Il le traitera bien, l’drôle se sentira aimé tous les jours de sa vie.
— Mais il l’aimera vraiment ? »
Peggy n’allait sûrement pas répondre à cette question. L’amour n’entrait même pas en ligne de compte pour papa. Il s’occuperait du gamin parce qu’il le fallait, qu’il s’en sentait le devoir ; le gamin n’y verrait pas de différence, à ses yeux ça passerait pour de l’amour, et ce serait bien plus sûr que l’amour. Mais l’expliquer à maman imposait de lui dire que papa accomplissait tant de choses parce que ses anciens péchés le travaillaient ; cette histoire-là, maman ne serait jamais prête à l’entendre.
Aussi Peggy se contenta-t-elle de la regarder et de lui répondre comme aux autres gens qui fourraient trop leur nez dans des affaires qu’ils ne souhaitaient pas véritablement connaître. « C’est à lui d’le dire, fit-elle. Tout ce que t’as besoin de savoir, c’est que l’choix que tu as déjà fait dans ton cœur est bon. D’avoir seulement pris cette décision, ç’a déjà changé ta vie.
— Mais je n’ai même pas encore décidé », dit maman.
Dans le cœur de maman il ne restait pas de chemin, pas un seul, où les Berry refusaient de reconnaître l’enfant comme le leur et de le lui confier pour l’élever.
« Si, t’as décidé, dit Peggy. Et t’es contente de l’avoir fait. »
Maman fit demi-tour et sortit en fermant la porte doucement derrière elle afin de ne pas réveiller le pasteur itinérant qui dormait dans la chambre juste au-dessus.
Peggy ressentit un malaise passager qu’elle s’expliquait mal. Si elle avait réfléchi une seconde, elle aurait compris : elle avait trompé sa maman sans même s’en apercevoir. Quand Peggy se chargeait d’une vision pour les autres, elle prenait toujours grand soin de regarder loin sur les chemins de leur vie, de rechercher les zones d’ombre aux causes imprévues. Mais Peggy était si sûre de connaître son père et sa mère qu’elle ne se donnait même pas la peine de regarder plus loin que ce qui était sur le point de se produire. C’est comme ça dans une famille. On s’imagine tous si bien se connaître qu’on ne cherche pas à savoir qui on est vraiment les uns et les autres. Avant longtemps, Peggy repenserait à cette journée et elle essayerait de comprendre pourquoi elle n’avait pas vu ce qui se préparait. Elle irait jusqu’à se dire que son talent lui avait fait défaut. Mais non. C’était elle qui avait fait défaut à son talent. Elle n’était pas la première à qui ça arrivait, ni la dernière, ni même la pire, mais peu de gens le déploreraient autant.
Le moment de malaise passa, et Peggy l’oublia lorsqu’elle tourna ses pensées vers la jeune Noire allongée sur le sol de la salle commune. Elle était réveillée, les yeux ouverts. Le bébé vagissait toujours. Sans que la fille dise un mot, Peggy sut qu’elle souhaitait donner le sein au bébé, un sein dans lequel il n’y avait peut-être rien à téter. La fugitive n’avait même pas la force d’ouvrir sa chemise de coton décolorée. Peggy dut s’asseoir près d’elle et maintenir l’enfant contre ses cuisses pendant que de sa main libre elle défaisait les boutons à tâtons. La poitrine de la fille était si maigre, ses côtes si saillantes que les seins avaient l’air de sacoches de selle ballottant sur une barrière. Mais les mamelons s’érigeaient pour la tétée, et une mousse blanche apparut bientôt autour des lèvres du bébé ; il lui restait donc quelque chose à boire, même maintenant, aux derniers instants de sa mère.
La jeune Noire était bien trop faible pour parler, mais elle n’en eut pas besoin ; Peggy sut ce qu’elle voulait dire et lui répondit : « Ma maman va garder ton p’tit. Et elle laissera jamais personne en faire un esclave. »
C’était là ce qu’elle désirait le plus entendre, ça et les gargouillis, gazouillis et piailleries du bébé affamé pendu à son sein.
Mais Peggy tenait à ce qu’elle en sache plus avant de mourir. « Ton bébé apprendra qui t’es, lui dit-elle. On lui racontera comment t’as donné ta vie pour pouvoir t’envoler et l’amener chez nous autres, en pays libre. Il t’oubliera jamais, tu peux m’croire. »
Puis Peggy regarda dans la flamme de vie de l’enfant, chercha ce qu’il adviendrait de lui. Oh, ça ne serait pas de tout repos car l’existence d’un jeune garçon à moitié noir dans une ville de Blancs était dure, quel que soit le chemin qu’il choisirait de suivre. Elle en vit cependant assez pour connaître le caractère du bébé dont les doigts agrippaient et griffaient la poitrine dénudée de sa maman. « Et il sera aussi un homme qui méritera que tu soyes morte pour lui, j’te l’promets. »
Ces paroles mirent du baume au cœur de la marronneuse. Elles lui apportèrent suffisamment de paix pour qu’elle se rendorme. Au bout d’un moment, le bébé, satisfait, s’endormit à son tour. Peggy le prit, l’enveloppa dans une couverture et le déposa dans le creux du bras de sa maman. Tu resteras près d’elle jusqu’aux derniers instants de sa vie, dit-elle silencieusement à l’enfançon. Ça aussi, nous te le dirons, qu’elle te tenait dans ses bras quand elle est morte.
Quand elle est morte… Papa était dehors avec Po Doggly, à lui creuser une tombe ; maman s’en était allée chez les Berry pour les persuader de l’aider à sauver la liberté et la vie du bébé ; et Peggy qui raisonnait comme si la fille était déjà morte.
Mais elle ne l’était pas encore, morte. Dans une bouffée de colère, parce que, trop bête, elle n’y avait pas songé plus tôt, elle se rappela soudain quelqu’un de sa connaissance qui possédait le talent de guérir les malades. À la bataille de Détroit, ne s’était-il pas agenouillé auprès du corps criblé de balles du grand homme rouge Ta-Kumsaw ? Ne s’était-il pas agenouillé, lui, Alvin, et ne l’avait-il pas guéri ? Alvin sauverait cette fille s’il était ici.
Elle se projeta dans la nuit, à la recherche de la flamme de vie si lumineuse, la flamme de vie qu’elle connaissait le mieux au monde, mieux encore que la sienne. Et elle le trouva, Alvin, il courait dans la nuit, il se déplaçait à la façon des hommes rouges, comme s’il dormait, il ne faisait qu’un avec la nature qui l’entourait. Il approchait plus vite qu’aucun autre Blanc n’aurait pu le faire, même monté sur le cheval le plus rapide et en empruntant la meilleure route entre la Wobbish et la Hatrack, mais il n’arriverait pas avant demain midi, et l’esclave marronne serait déjà morte et enterrée dans le cimetière familial. À douze heures près, tout au plus, elle manquerait le seul homme du pays capable de lui sauver la vie.
Un comble, non ? Alvin pouvait la sauver, mais il ne saurait jamais qu’elle avait besoin de lui. Tandis que Peggy, qui ne pouvait rien y faire, elle savait tout ce qui arrivait, tout ce qui allait arriver, ce qui devrait arriver si le monde était bon. Il n’était pas bon. Ça n’arriverait pas.
Quel don terrible que celui d’une torche, que de connaître tous les événements à venir et d’avoir si peu de pouvoir pour les modifier ! Le seul pouvoir à sa disposition, c’était celui des mots, celui de prévenir les gens, et même alors elle n’était pas sûre de ce qu’ils allaient décider. Ils avaient toujours la possibilité de faire un choix qui les entraînait sur un chemin pire encore que celui auquel elle voulait les soustraire… Très souvent, par méchanceté, sous le coup de la mauvaise humeur ou simplement par manque de chance, ils faisaient ce mauvais choix, et les choses devenaient alors pires pour eux que si Peggy s’était contentée de se tenir tranquille et de se taire. J’aimerais ne pas savoir. J’aimerais avoir l’espoir qu’Alvin va arriver à temps. J’aimerais avoir l’espoir que cette fille va vivre. J’aimerais pouvoir lui sauver la vie moi-même.
Elle se rappela alors les nombreuses occasions où elle avait sauvé une vie. La vie d’Alvin, grâce à la coiffe de naissance. À cet instant l’espoir jaillit dans son cœur, car sûrement, rien que pour cette fois, elle pourrait utiliser un bout du dernier morceau de la coiffe pour sauver la fille, la remettre sur pied.
Peggy se leva d’un bond et courut maladroitement vers l’escalier, les jambes si engourdies d’être restée assise par terre qu’elle se sentait à peine marcher sur le bois nu. Elle trébucha sur les marches et fit un peu de bruit, mais aucun des clients ne se réveilla, autant qu’elle put en juger. Parvenue à l’étage, elle monta au grenier par le trou d’échelle que grandpapa avait transformé en vraie cage d’escalier moins de trois mois avant sa mort. Elle se faufila entre les malles et les vieux meubles pour gagner sa chambre à l’extrémité ouest de la maison. Le clair de lune entrait par la fenêtre exposée au sud, dessinant un motif quadrillé sur le sol. Elle fureta sur le plancher et retira la boîte de la cachette où elle la remisait à chaque fois qu’elle sortait.
Elle avait le pas trop lourd ou bien ce client particulier le sommeil trop léger, en tout cas lorsqu’elle redescendit par le trou d’échelle, il était là, debout, ses jambes blanches et maigrelettes dépassant de sous sa chemise de nuit ; il scrutait le bas de l’escalier, puis il reprit la direction de sa chambre, comme s’il n’arrivait pas à se décider : j’entre ou je sors ? je monte ou je descends ? Peggy regarda dans sa flamme de vie, rien que pour s’assurer qu’il n’était pas descendu et n’avait pas vu la fugitive et son bébé… S’il l’avait fait, leur projet et leur prudence, à sa mère et à elle, n’auraient servi à rien.
Mais il n’était pas descendu… Tout n’était pas perdu.
« Pourquoi es-tu encore habillée pour sortir ? demanda-t-il. Et à cette heure de la nuit, en plus ? »
Elle lui posa doucement un doigt sur les lèvres. Pour le faire taire, du moins c’était l’intention qu’elle mettait dans son geste. Mais elle sut tout de suite que depuis la mère de cet homme, il y avait bien des années, elle était la première femme à lui toucher le visage. Elle vit dans cet instant son cœur rempli, non pas de concupiscence, mais des vagues regrets d’un homme seul. C’était le pasteur arrivé avant-hier matin, un prêcheur itinérant… d’Écosse, avait-il dit. Elle ne lui avait guère prêté attention, toutes ses pensées tournées vers Alvin qu’elle savait sur le chemin du retour. Mais pour l’heure, ce qui importait, c’était de renvoyer le client dans sa chambre au plus vite, et elle connaissait un bon moyen. Elle lui mit les mains sur les épaules, l’agrippa fermement derrière le cou et l’attira vers elle pour l’embrasser en plein sur les lèvres. Un bon gros bécot, comme il n’en avait jamais reçu d’aucune femme dans toute son existence.
Comme elle s’y attendait, il était rentré dans sa chambre presque avant qu’elle ne le libère. Elle aurait pu en rire, sauf que la flamme de vie du pasteur lui apprit que ce n’était pas son baiser qui l’avait fait fuir, comme elle l’avait prévu. C’était la boîte qu’elle tenait toujours à la main et qu’elle lui avait appuyée derrière le cou pendant qu’elle l’étreignait. La boîte qui contenait la coiffe d’Alvin.
Dès qu’elle le toucha, il sentit ce qu’il y avait à l’intérieur. Ce n’était pas un talent qu’il possédait, c’était autre chose… le fait de se trouver tout près d’une partie d’Alvin. Elle eut la vision du visage du jeune garçon qui se formait dans l’esprit de l’homme, dans une bouffée de peur et de haine inimaginables. Alors seulement, elle se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel prêcheur. C’était le révérend Philadelphia Thrower, qui avait été pasteur à Vigor Church. Le révérend Thrower, qui avait tenté de tuer le gamin mais dont le papa d’Alvin avait déjoué le projet.
La crainte d’un baiser de femme n’était rien auprès de celle que lui inspirait Alvin junior. L’ennui, c’était qu’il avait maintenant si peur qu’il songeait à partir sur-le-champ, à fuir cette auberge. S’il se décidait, il allait descendre au rez-de-chaussée et tout découvrir, exactement ce qu’elle voulait éviter. C’était souvent comme ça : elle essayait d’écarter un mal et elle en créait un pire, tellement improbable qu’elle n’avait rien remarqué. Comment avait-elle pu ne pas reconnaître le pasteur ? Ne l’avait-elle pas vu par les yeux d’Alvin des tas de fois au cours des années passées ? Mais il avait changé en l’espace d’un an, il avait l’air amaigri, hagard, plus vieux. Et puis elle ne s’attendait pas à le trouver ici, et de toute manière il était trop tard pour revenir en arrière. Tout ce qui comptait à présent, c’était de le retenir dans sa chambre.
Elle ouvrit donc sa porte pour entrer à son tour, elle le regarda bien en face et lança : « Il est né icitte.
— Qui ça ? » fit-il. Il avait la figure blanche comme s’il venait de voir le diable en personne. Il savait de qui elle parlait.
« Et il revient. En ce moment, il est en route. Vous n’serez à l’abri que si vous restez dans vot’ chambre c’te nuit et partez demain matin à l’aube.
— Je ne comprends pas… comprends rien à ce que tu me racontes. »
S’imaginait-il vraiment pouvoir tromper une torche ? Peut-être ignorait-il qu’elle en était une. Non, il le savait, il le savait, seulement il ne croyait pas aux torches, sortilèges, talents et autres balivernes. Il était homme de science et de grande piété. Un maudit couillon. Il faudrait donc lui prouver qu’il avait raison d’avoir peur. Elle le connaissait et elle connaissait ses secrets. « Vous avez essayé de tuer Alvin junior avec un couteau d’boucherie », dit-elle.
L’effet fut immédiat. Il tomba à genoux. « Je ne crains pas de mourir », dit-il. Puis il se mit à murmurer la prière du Seigneur.
« Priez donc toute la nuit si ça vous chante, reprit-elle, mais à condition d’rester dans vot’ chambre. »
Elle passa ensuite la porte et la referma. Elle était à mi-escalier quand elle entendit la barre tomber en place en travers du battant. Peggy n’avait pas le loisir de se soucier du tourment peut-être injuste qu’elle lui infligeait – au fond de lui, le révérend n’était pas véritablement un meurtrier. Sa seule préoccupation présente, c’était de descendre la coiffe et de s’en servir pour aider la fugitive, si par chance il lui appartenait de recourir au pouvoir d’Alvin. Ce pasteur lui avait fait perdre beaucoup de temps. Beaucoup de précieuses respirations à la jeune esclave.
Elle respirait toujours, hein ? Oui. Non. Le bébé dormait à côté d’elle, mais la poitrine de la mère ne se soulevait pas autant que celle de l’enfant, ses lèvres ne laissaient guère passer davantage qu’un souffle de nourrisson sur la main de Peggy. Mais sa flamme de vie brillait toujours ! Peggy la distinguait nettement, elle continuait de luire avec éclat parce que cette esclave, elle avait la vie chevillée au corps. Peggy ouvrit donc la boîte et sortit le morceau de coiffe dont elle réduisit en poudre un coin desséché entre ses doigts, tout en murmurant à la mourante : « Vis, sois forte. » Elle essaya d’imiter Alvin quand il guérissait, de sentir comme lui les petites cassures dans un corps et de les réparer. Ne l’avait-elle pas déjà tant de fois regardé opérer ? Mais c’était différent de le faire soi-même. Ça lui semblait étrange, elle n’avait pas la même vision que le jeune garçon, et elle sentit la vie refluer du corps de la marronneuse, prit conscience du cœur silencieux, des poumons flasques, des yeux ouverts mais éteints ; enfin la flamme de vie fulgura comme une étoile filante, étincelante et subite, avant de disparaître.
Trop tard. Si je ne m’étais pas arrêtée dans le couloir du premier, si je n’avais pas eu affaire au pasteur…
Mais non, non, elle n’avait pas de reproches à s’adresser, elle n’avait pas le pouvoir de guérir, de toute façon, c’était perdu d’avance. La fille mourait dans toutes les parties de son corps. Même Alvin, s’il avait été là, même lui n’y serait pas parvenu. Il n’y avait jamais eu beaucoup d’espoir. Si peu d’espoir qu’elle n’avait pas vu un seul chemin où sa tentative était couronnée de succès. Elle ne ferait donc pas comme tant d’autres, elle ne s’accuserait pas indéfiniment puisque, après tout, elle s’était attelée de son mieux à une tâche qui avait peu de chances d’aboutir dès le départ.
Maintenant que la fille était morte, elle ne pouvait pas laisser le bébé au creux d’un bras qui allait peu à peu se refroidir. Elle le prit. Il bougea mais continua de dormir comme tous les bébés. Ta maman est morte, mon petit bonhomme à moitié blanc, mais tu vas avoir ma maman à moi, et aussi mon papa. Ils ont assez d’amour pour un bout de chou ; tu n’en manqueras pas comme certains enfants que j’ai vus. Alors profites-en, mon garçon. Ta maman est morte pour t’amener chez nous autres… profites-en et on fera quelque chose de toi, moi je te le dis.
Quelque chose de toi, s’entendit-elle murmurer. Quelque chose de toi, et de moi aussi.
Elle prit sa décision avant même de s’apercevoir qu’il y en avait une à prendre. Elle sentait son avenir se modifier sans pourtant distinguer clairement en quoi il consistait.
La fugitive avait deviné ce que lui réservait probablement l’avenir – pas besoin d’être une torche pour voir nettement certaines choses. Une vie affreuse l’attendait, elle perdait son bébé, elle restait esclave jusqu’à son dernier souffle. Pourtant elle avait distingué une faible, très faible lueur d’espoir pour son enfant, et dès cet instant elle n’avait pas hésité, dame non, cette lueur valait la peine de mourir pour elle.
Et maintenant prenons mon cas, songea Peggy. Je suis là, à regarder les chemins de la vie d’Alvin, et j’y vois des misères pour moi – nulle part aussi terribles que celles de cette esclave, mais quand même. Par moments j’aperçois l’éclat d’une bonne chance de bonheur, un moyen bizarre et détourné pour qu’Alvin vienne à moi, et aussi pour qu’il m’aime. Quand je vois ça, est-ce que je vais me croiser les bras et regarder mourir ce bel espoir uniquement parce que j’hésite sur la marche à suivre ?
Si cette fillette maltraitée a pu se créer un espoir à partir de cire, de cendres, de plumes et d’un peu d’elle-même, alors moi aussi je peux me créer ma propre existence. Quelque part il existe un fil qui, si je mets la main dessus, me conduira au bonheur. En admettant que je ne le trouve jamais, ce fil-là, ce sera mieux que le désespoir qui m’attend si je reste ici sans rien tenter. Même si je ne fais jamais partie de la vie d’Alvin lorsqu’il atteindra l’âge adulte, eh bien, ça ne m’aura malgré tout pas coûté un prix aussi exorbitant que celui payé par cette esclave pour acheter sa liberté.
Demain, quand Alvin arrivera, je ne serai plus là.
Sa décision était faite, voilà. Ça, elle comprenait mal pourquoi elle n’y avait jamais songé avant. S’il y avait quelqu’un, dans tout Hatrack River, pour savoir qu’il existe toujours une autre option, c’était bien elle. Les gens racontaient comment ils avaient été poussés à la misère et au malheur, qu’ils n’avaient pas eu le moindre choix… mais cette esclave marronne avait montré qu’il reste toujours une issue, tant qu’on garde en tête que même la mort peut proposer parfois une belle route toute droite.
Et je n’ai pas besoin de trouver des plumes de merle pour voler, moi.
Assise, le bébé dans les bras, Peggy échafaudait des plans aussi hardis qu’effrayants pour s’en aller le lendemain avant l’arrivée d’Alvin. À chaque fois que la peur la prenait à l’idée de ce qu’elle comptait faire, elle baissait les yeux sur la jeune Noire et sa vue lui redonnait courage, vraiment. Je finirai peut-être un jour comme toi, petite évadée, morte dans une maison étrangère. Mais mieux vaut cet avenir inconnu qu’un autre auquel je n’aurais pas cherché à échapper tout en sachant d’avance que je l’aurais détesté.
Vais-je partir, vais-je vraiment partir demain matin, quand l’heure sera venue et qu’il n’y aura plus moyen de faire demi-tour ? Elle toucha la coiffe d’Alvin de sa main libre en glissant les doigts dans la boîte, et ce qu’elle vit de l’avenir du jeune garçon lui donna envie de chanter. Avant, la plupart des chemins les montraient qui se rencontraient, et alors commençait pour elle une existence misérable. De ces chemins, il n’en restait plus désormais que quelques-uns ; dans presque tous les futurs d’Alvin, Peggy le voyait venir à Hatrack, chercher la torche et découvrir qu’elle était partie. Le seul fait d’avoir pris une nouvelle décision ce soir avait condamné un grand nombre de routes du malheur.
Maman revint avec les Berry avant que papa ait terminé de creuser la tombe. Anga Berry était une femme fortement charpentée ; les rires lui avaient laissé davantage de rides que les soucis, mais toutes marquaient profondément son visage. Peggy la connaissait bien et l’appréciait mieux que la plupart des gens de Hatrack River. Elle avait du caractère mais aussi du cœur, et Peggy ne s’étonna pas de la voir se précipiter vers le corps de la jeune esclave pour lui soulever une main flasque et froide et la presser contre sa poitrine. Elle chuchota des mots ; on aurait dit une berceuse, tant sa voix était basse, douce et tendre.
« L’est morte, dit Mock Berry. Mais le p’tit est fort, j’vois ça. »
Peggy se mit debout et laissa Mock regarder le bébé dans ses bras. Elle l’aimait beaucoup moins que sa femme. Il était du genre à gifler un enfant si brutalement que le sang coulait, tout ça pour une parole ou un geste qui lui avait déplu. Le pire, c’était qu’il ne mettait aucune colère dans sa gifle. Comme s’il n’éprouvait rien ; faire mal ou pas, c’était pour lui du pareil au même. Mais il travaillait dur et, quoique pauvre, la famille s’en sortait ; et personne, parmi ceux qui connaissaient Mock, ne prêtait l’oreille à ces grossiers personnages qui racontaient qu’il n’existait pas de bélier qui ne chaparde ni de brebis qu’on ne puisse flécher.
« En bonne santé », dit Mock. Puis il se tourna vers maman. « Quand il sera un grand et solide gaillard, m’dame, vous aurez-t-y toujours envie de l’traiter comme vot’ gars ? Ou esse que vous le f’rez dormir par en arrière, dans la r’mise avec les bêtes ? »
Pour ça, il n’y allait pas par quatre chemins, Peggy s’en rendait compte.
« Ferme-la, Mock, lui ordonna sa femme. Et vous, donnez-moi ce bébé, mam’zelle. J’aurais seulement connu qu’il arrivait, j’aurais gardé mon plus jeune au téton pour avoir ’core du lait. Je l’ai sevré deux mois passés, çui-là, et depuis il m’a donné qu’du tracas, mais pas toi, mon p’tit, tu seras pas un tracas pour moi. » Elle roucoula des mots au bébé comme elle l’avait fait à sa mère défunte, et il ne se réveilla pas davantage.
« J’vous l’ai dit. Je l’élèverai comme mon fils, dit maman.
— Faites excuse, m’dame, mais j’ai jamais entendu causer d’femme blanche qu’aurait fait une chose de même, dit Mock.
— Ce que j’dis, répliqua maman, je l’fais. »
Mock rumina la réponse un instant. Puis il hocha la tête. « M’est avis qu’oui, dit-il. J’ai jamais entendu dire qu’vous teniez pas vot’ parole, ça je r’connais, même à des Noirs. » Il sourit. « La plupart des Blancs, ils prétendent que mentir à un moricaud, c’est pas mentir.
— On f’ra comme vous avez d’mandé, intervint Anga Berry. J’dirai à tout l’monde qui m’posera des questions que c’est mon p’tit gars mais qu’on vous l’a confié par rapport qu’on est trop pauvres.
— Mais allez surtout pas oublier que c’est une menterie, dit Mock. Allez surtout pas croire que si c’était vraiment not’ bébé à nous autres, on l’aurait donné d’même. Et allez pas vous figurer qu’ma femme, là, elle laisserait un homme blanc lui mettre un enfant dans l’ventre alors qu’elle est mariée avec moi. »
Maman étudia Mock un instant, prenant sa mesure comme elle savait le faire. « Mock Berry, j’compte bien qu’vous viendrez voir ce garçon dans ma maison autant de fois qu’il vous plaira, et j’vous montrerai, moi, comment une femme blanche, elle tient parole. »
Mock se mit à rire. « M’est avis qu’vous en êtes une vraie, ’bolitionniste. »
Papa rentra à ce moment, en sueur et tout crotté. Il serra la main aux Berry, et en une minute ils le mirent au courant de l’histoire qu’ils allaient tous raconter. Il promit à son tour d’élever l’enfant comme son propre fils. Il pensa même à une chose qui n’était pas venue à l’esprit de maman : il adressa quelques mots à Peggy pour lui promettre qu’ils n’auraient pas non plus de préférence pour le petit. Peggy hocha la tête. Elle ne voulait pas trop en dire, car du coup elle mentirait ou dévoilerait ses projets ; elle savait qu’elle n’avait aucune intention de rester, ne serait-ce qu’un seul jour, sous ce toit où allait vivre le bébé.
« On va s’en r’tourner, asteure, madame Guester », dit Anga. Elle tendit le bébé à maman. « Au cas où un d’mes drôles s’réveillerait d’un mauvais rêve, vaut mieux que j’soye là-bas si vous voulez pas entendre leurs braillements monter jusqu’icitte, sus la grandroute.
— Vous allez pas faire v’nir un pasteur pour dire quèques mots sus sa tombe ? » demanda Mock.
Papa n’y avait pas pensé. « On a justement un révérend là-haut », dit-il.
Mais Peggy lui ôta aussitôt cette idée de la tête. « Non », lança-t-elle aussi sèchement qu’elle le put.
Papa la regarda et comprit que c’était la torche qui parlait. Il n’y avait pas à discuter. Il se contenta d’opiner. « Pas c’te fois-ci, Mock, dit-il. Ça s’rait pas prudent. »
Maman tarabusta Anga Berry jusqu’à la porte. « Esse qu’y a quèque chose que j’dois connaître ? demanda-t-elle. C’est pareil, pour les bébés noirs ?
— Ah, dame non, pas du tout pareil, fit Anga. Mais c’bébé, l’est à moitié blanc, y m’semble, alors occupez-vous de c’te moitié-là, et m’est avis que l’autre, la noire, elle s’dépatouillera ben toute seule.
— Du lait d’vache dans une vessie d’cochon ? insista maman.
— Vous connaissez tout ça, fit Anga. Tout c’que moi, j’connais, c’est d’vous que j’le tiens, madame Guester. Comme toutes les femmes du pays. Pourquoi qu’vous m’demandez ça, asteure ? Vous comprenez donc pas que j’ai b’soin de dormir ? »
Une fois les Berry partis, papa saisit le corps de la jeune fille pour l’emporter dehors. Même pas de cercueil, mais ils recouvriraient le cadavre de pierres pour éloigner les chiens. « Légère comme une plume, dit-il en la soulevant. Pareil qu’une carcasse de bûche calcinée. »
La comparaison était juste, Peggy dut l’avouer. Elle n’était plus que ça, désormais. Plus que des cendres. Elle s’était complètement consumée.
Maman garda le bébé sang-mêlé dans ses bras pendant que Peggy montait au grenier chercher le berceau. Personne ne se réveilla cette fois-ci, sauf le pasteur. Il était bien éveillé, lui, derrière sa porte, mais il ne sortirait à aucun prix. Maman et Peggy firent le petit lit dans la chambre des parents et y couchèrent l’enfant. « Dis-moi, on y a donné un nom, à ce pauvre orphelin ? demanda maman.
— Elle y en a pas donné, dit Peggy. Dans sa tribu, une femme avait pas d’nom tant qu’elle était pas mariée, et un homme non plus tant qu’il avait pas tué son premier animal.
— Mais c’est affreux, ça, dit maman. C’est même pas chrétien. Alors elle est morte sans avoir reçu l’baptême.
— Non, fit Peggy. Elle a bien été baptisée. La femme de son propriétaire y a veillé – tous les Noirs d’leur plantation ont été baptisés. »
Le visage de maman se durcit. « Elle a dû s’figurer que ça faisait d’elle une chrétienne. Bon, j’vais te trouver un nom, moi, mon p’tit bonhomme. » Elle eut un sourire malicieux. « D’après toi, ça y ferait quel effet, à ton père, si j’appelais ce bébé Horace Guester junior ?
— Il en mourrait, dit Peggy.
— M’est avis qu’oui. J’suis pas ’core prête à faire une veuve. Pour l’instant, on va donc l’appeler… oh, j’arrive pas à réfléchir, Peggy. C’est quoi, les noms des hommes noirs ? Et si j’y donnais un nom d’enfant blanc ?
— Le seul nom d’Noir que j’connais, c’est Othello, dit Peggy.
— Pour un drôle de nom, c’est un drôle de nom, fit maman. T’as dû pêcher ça dans un des livres de Whitley Physicker. »
Peggy resta silencieuse.
« J’ai trouvé, dit maman. J’ai son nom. Cromwell. Le nom du Lord Protecteur.
— Autant l’appeler Arthur, comme le roi », dit Peggy.
Maman gloussa puis rit franchement. « Le v’là, ton nom, p’tit bonhomme. Arthur Stuart ! Et si ça lui déplaît, au roi, qu’tu t’appelles comme lui, il pourra toujours nous envoyer une armée que je l’changerai pas. C’est Sa Majesté qui devra changer l’sien d’abord. »
*
Malgré l’heure tardive où elle monta se coucher, Peggy se réveilla tôt le lendemain matin. Ce furent les sabots d’un cheval qui la tirèrent du sommeil. Elle n’eut pas besoin d’aller à la fenêtre pour reconnaître la flamme de vie du pasteur qui s’éloignait au galop. Galope donc, Thrower, dit-elle en silence. Tu ne seras pas le seul à prendre le large ce matin, à fuir le garçon de onze ans qui s’en vient.
Ce fut par la fenêtre orientée au nord qu’elle alla regarder. Elle voyait entre les arbres jusqu’au cimetière sur la colline. Elle essaya de repérer la tombe creusée durant la nuit, mais il n’y avait aucun indice perceptible à ses yeux naturels, et dans une tombe il n’y avait pas de flamme de vie non plus, rien pour l’aider. Alvin, lui, il la verrait, ça, elle en était sûre. La première chose qu’il ferait, ce serait d’aller au cimetière, parce que c’était là que reposait le corps de son frère aîné, Vigor, emporté par la rivière Hatrack quand il sauvait la vie de sa mère, moins d’une heure avant qu’elle ne donne naissance à son septième fils. Mais Vigor avait résisté à la mort juste assez longtemps, malgré tous les efforts de la rivière pour le tuer, il avait résisté assez longtemps et Alvin était né septième de sept fils vivants. Peggy avait regardé sa flamme de vie vaciller puis s’éteindre aussitôt après la naissance du bébé. On avait dû lui raconter cette histoire plus de mille fois. Il irait donc au cimetière ; lui, il se projetterait dans la terre et découvrirait ce qu’on y avait caché. Il trouverait la tombe dépourvue d’inscription et le corps amaigri tout frais enseveli.
Peggy prit la boîte contenant la coiffe et la mit au fond d’un sac de toile avec sa deuxième robe, un cotillon et les derniers livres que lui avait ramenés Whitley Physicker. Elle ne voulait pas rencontrer le jeune garçon face à face, mais elle ne l’oublierait pas pour autant. Elle toucherait à nouveau la coiffe ce soir, ou peut-être seulement demain matin ; elle serait avec lui en esprit et se servirait de ses sens pour trouver la tombe de cette Noire sans nom.
Son bagage fait, elle descendit.
Maman chantait pour le bébé pendant qu’elle pétrissait le pain ; elle avait tiré le berceau dans la cuisine et le remuait du pied, bien qu’Arthur Stuart dormît à poings fermés. Peggy déposa son sac à l’extérieur de l’office, près de la porte, entra et toucha l’épaule de sa mère. Elle espérait un peu que maman aurait beaucoup de chagrin en découvrant son départ. Mais il n’en serait rien. Oh, elle ferait des scènes et piquerait des colères au début, mais avec le temps Peggy lui manquerait moins que prévu. C’est le bébé qui lui occuperait l’esprit tout entier, elle ne s’inquiéterait pas pour sa fille. D’ailleurs, maman savait Peggy capable de se débrouiller toute seule. Maman savait que Peggy n’avait pas besoin qu’on la tienne par la main. Alors qu’Arthur, si.
Ce n’était pas la première fois que Peggy remarquait le peu d’intérêt de sa mère pour elle, sinon le choc eût été rude. Mais s’agissant au moins de la centième, elle en avait pris l’habitude et cherchait une raison derrière tout ça ; elle aimait quand même sa maman, meilleure âme que la plupart des gens, et lui pardonnait de ne pas aimer, elle, davantage sa fille.
« Je t’aime, maman, dit Peggy.
— Je t’aime aussi, petite », fit maman. Elle ne leva même pas les yeux et ne soupçonna pas ce que Peggy avait en tête.
Papa dormait toujours. Après tout, il avait creusé une tombe durant la nuit et il l’avait remplie.
Peggy écrivit quelques lignes. Il lui arrivait parfois de s’appliquer et d’écrire les mots avec des lettres en plus, comme dans les livres, mais cette fois-ci elle tenait à ce que papa puisse la lire tout seul. Ce qui voulait dire ne pas mettre plus de lettres que celles qu’on entendait en lisant à voix haute.
Je vous aim papa et maman mai je doi partir. Je connai que cé mal de laicé Hatrack san torche mai j’ai été torche pendan sèze an. J’ai vu mon avnir é il marivera rien vous inquiété pa pour moi.
Elle sortit par la porte de devant, porta son sac jusqu’à la route et n’attendit pas plus de dix minutes le passage de la voiture du docteur Whitley Physicker ; il effectuait la première étape d’un déplacement à Philadelphie.
« Tu ne m’attendais quand même pas sur la route comme ça uniquement pour me rendre le Milton que je t’ai prêté », dit Whitley Physicker.
Elle sourit et secoua la tête. « Non, m’sieur, j’aimerais qu’vous m’emmeniez à Dekane. J’compte rendre visite à une personne amie d’mon père, mais si ma présence vous dérange pas je préférerais économiser l’prix d’une diligence. »
Peggy le regarda réfléchir un instant, mais elle savait qu’il la laisserait monter, et sans demander à ses parents encore. C’était le genre d’homme à estimer qu’une fille valait autant que n’importe quel garçon ; en outre il appréciait beaucoup Peggy, il la considérait un peu comme une nièce. Il savait aussi qu’elle ne mentait jamais, il n’avait donc pas besoin de vérifier auprès de sa famille.
Et elle ne lui avait pas menti, pas plus qu’elle ne mentait quand elle s’arrêtait de parler sans dire tout ce qu’elle savait. L’ancienne maîtresse de papa, la femme dont il rêvait et souffrait, elle habitait là-bas, à Dekane ; veuve depuis quelques années, son deuil était cependant terminé, aussi ne repousserait-elle pas de la compagnie. Peggy la connaissait bien, cette dame, elle l’avait étudiée de loin durant des années. Si je frappe à sa porte, songea-t-elle, rien ne m’oblige à lui dire que je suis la fille d’Horace Guester ; j’aurai beau être une étrangère, elle me fera entrer, oui, parfaitement, et elle s’occupera de moi, elle me guidera. Mais peut-être que je lui dirai malgré tout de qui je suis la fille, que j’ai su que je devais venir la trouver, et que papa vit toujours avec le douloureux souvenir de son amour pour elle.
La voiture franchit avec fracas le pont couvert que le père et les grands frères d’Alvin avaient construit onze ans plus tôt, après que la rivière eut noyé l’aîné. Des oiseaux nichaient dans les chevrons. S’en donnant à cœur joie, ils chantaient une musique joyeuse, du moins aux oreilles de Peggy ; ils pépiaient si fort à l’intérieur du pont, se disait-elle, que le grand opéra devait ressembler à ça. On donnait des opéras à Camelot, dans le Sud. Peut-être qu’un jour elle irait en écouter et qu’elle verrait le roi en personne dans sa loge.
Ou peut-être pas. Parce qu’un jour elle pourrait bien trouver le chemin conduisant au rêve fugitif mais doux qu’elle caressait, et alors elle aurait des choses plus importantes à faire que contempler des rois ou écouter la musique de la cour d’Autriche jouée dans la salle de concert somptueuse de Camelot par des musiciens en dentelles venus de Virginie. Alvin comptait davantage, si seulement il comprenait l’étendue de son pouvoir et l’usage qu’il devait en faire. Et elle, Peggy, elle était née pour jouer un rôle dans sa vie. Voilà qu’elle se laissait encore emporter dans ses rêves d’Alvin. Mais pourquoi pas ? Ces rêves-là, même éphémères et difficiles à saisir, étaient de véritables visions de l’avenir, et la plus grande joie comme le plus grand chagrin qu’elle s’y découvrait avaient l’un et l’autre un rapport avec ce garçon qui n’était pas encore un homme, qui ne l’avait jamais vue face à face.
Mais assise dans la voiture auprès du docteur Whitley Physicker, elle s’arracha ces idées, ces visions de la tête. Ce qui doit arriver arrivera, se dit-elle. Si je dois trouver ce chemin, je le trouverai, sinon, eh bien, je ne le trouverai pas. Pour l’instant, au moins, je suis libre. Libre de ne plus faire la vigie pour la ville de Hatrack, libre de ne plus bâtir mes projets autour de ce petit garçon. Et si je finis par me libérer une fois pour toutes de lui ? Et si je me découvre un nouvel avenir dont il ne fait pas partie ? Il y a de fortes chances que ça se termine ainsi. Qu’on me donne assez de temps, j’oublierai même ce morceau de rêve que j’ai fait et je trouverai ma propre route au tracé paisible, au lieu de forcer le pas pour suivre son chemin accidenté.
Le fringant attelage tirait la voiture avec un tel entrain que le vent s’engouffrait dans les cheveux de Peggy et les soulevait. Elle ferma les yeux et s’imagina voler, marronneuse s’initiant à la liberté.
Qu’il trouve désormais son chemin vers la grandeur sans moi. Qu’on me laisse vivre heureuse loin de lui. Qu’une autre femme l’assiste dans sa gloire. Qu’une autre femme s’agenouille en pleurs sur sa tombe.